Au bord de l'abreuvoir

Publié le par Julie Wasselin

Au bord de l'abreuvoir

Au bas du pré se trouve cet abreuvoir qui me cherche querelle lorsqu’il verdit l’été1 et me tourmente en hiver, quand le blizzard y vomit son haleine meurtrière. La glace y prend plus vite que je ne l’ôte à coups de barre à mine, et l’eau brûlante dont je l’abreuve chaque jour, titubant dans la neige depuis la cuisine avec mes seaux à la main, se hâte de geler.
D’un poids considérable, ils valsent et se répandent dans mes bottes.
Il m’arrive de tomber.
J’ai l’onglée, les doigts incendiés et des larmes de rage qui se pétrifient sur les joues.
Compagnonne de la bourse plate, j’ai mis tout ce que je pouvais dans un abri en dur qui ouvre à l’est afin que le soleil plante ses tisons dedans sitôt qu’il apparaît. Un lourd rideau de lames translucides que les chevaux savent traverser s’oppose à l’intrusion des bourrasques et sauvegarde à l’intérieur quelques précieux degrés. Sous leurs couvertures, les pieds au sec, attendant patiemment que cèdent les cruelles, les immobiles, les interminables heures de la mauvaise saison, serrés les uns contre les autres, ils se communiquent un peu de chaleur.
Parfois, je m’y terre avec eux. Là, il fait presque bon. Là, comme eux, je ferme les yeux, plus rien ne compte, j’hiberne, j’oublie.

- Il en faut de l’amour, pour s’occuper de vous l’hiver... surtout que vous buvez énormément quand il fait froid2, mais, si je ne vous avais pas, je ne suis pas sûre que je pousserais la brouette plus loin.

Faire installer un abreuvoir chauffant serait idéal, mais l’abri est trop loin de l’arrivée d’eau. Je ne peux pas. Alors je paye de ma personne. C’est normal... les chevaux payent bien de la leur pour me faire plaisir, eux.
Au ras du ciel, ici, ils sont libres d’aller et venir. S’ils restent sous la neige ou sous la pluie, c’est parce que ça leur est égal. Ils ne craignent que le vent et, faute d’un abri, n’auraient d’autre ressource que coucher les oreilles et tourner le dos. Nous, pauvres créatures fragilisées par le confort, ne résisterions pas ; d’ailleurs les chevaux maintenus dans des écuries surchauffées voient
le vétérinaire plus souvent que les miens qui n’en ont jamais besoin.

Aux beaux jours, je viens m’asseoir au bord de l’abreuvoir. C’est notre rendez-vous.
Falone, ma princesse, ma très belle, après avoir, du bout des lèvres, bousculé le soleil qui se mire dedans et humé cinq ou six litres d’eau, blottit sa tête humide entre mes bras. Elle m’offre sa vie, sa confiance, sa douceur... pourtant, Falone est une dominante, et la gent équine lui cède le pas.
Sans doute a-t-elle su faire de moi un cheval qu’elle respecte.
Nous refaisons le monde alors, en silence et à notre façon. Peanut le Welsh et Kimono le Shet3 n’ont pas besoin de tendre l’oreille pour deviner ce dont nous nous entretenons.
Ça semble les intéresser.
Peut-être aussi pensent-ils que je radote... ils n’ont sûrement pas tort, mais ils ne me le montrent pas.
Ils m’invitent chez eux, c’est une grâce qu’ils me font...
Je suis chez eux bien plus qu’ils ne sont chez moi.
Chez moi, sans eux, ça n’existerait pas.

 1 Les algues qui prolifèrent dans les abreuvoirs oxygènent l’eau.
2 Les chevaux boivent plus en hiver qu’en été. L’hiver ils sont au foin, leur nourriture est sèche : il leur faut donc plus d’eau qu’au printemps où l’herbe fraiche leur permet de s’hydrater.

Critique de Jérôme Garcin dans L'Obs du 18 mai 2017.

Critique de Jérôme Garcin dans L'Obs du 18 mai 2017.

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