Seul

Publié le par Julie Wasselin

Seul
Voici des années que je le regarde attendre, immobile, planté derrière la barrière de son pré.
Il paraît solide, en état, abreuvé et nourri.
Il n’a donc pas fini d’attendre.
Sans abri, et sans repos non plus, d’ailleurs, puisque son mouroir est pentu, bien assez pour qu’il lui soit impossible de s’y coucher ni de s’en relever.
Pas d’autre cheval alentour ; il est seul, avec au cœur, forcément, l’insondable tristesse d’un animal gouverné par l’instinct grégaire, et que l’on prolonge sans même une chèvre ou un mouton pour lui tenir compagnie.
Un désert probablement né d’une bonne intention.
Seul le vent agite son univers.
Seuls l’emplissent le grondement de la voie express et le rugissement des TGV courant le long de son pré.
Derrière ma vitre, je le guette, quand il m’arrive de les emprunter.
- Tu résistes mon petit, mais comme tu dois t’ennuyer !
Chaque fois, je redoute de ne plus le voir.
Pourtant, ce serait le terme de sa misère.
Il est fort, il est beau.
Il est pris en tenailles entre ce flanc de montagne inhospitalier et nos rampes de lancement pour nulle part qui ne sont guères plaisantes non plus.
Impassible, il est toujours au même endroit, celui par lequel il est entré, mais qu’il ne refranchira peut-être pas sur ses pieds… résigné sur le seuil d’une possible autre vie.
Sa formidable encolure est basse, qui ne sert plus à rien, qu’à traîner le poids du chagrin.
Il ignore que les hommes n’ont plus besoin de lui. Il est le symbole de nos existences, de plus en plus inutiles, de plus en plus isolées, de plus en plus disloquées, cernées par des machines qui, dans leur effroyable inhumanité, ne feront pas le tri et nous enverront tous au couteau.
Mais peut-être que ce rescapé d’un temps qui est si proche encore nous survivra… peut-être même qu’il reprendra, le temps de nous l’enseigner, la charrue et le dur labeur qui a permis aux hommes de s’en sortir, quand nous serons forcés d’abandonner nos tracteurs dans une grange effondrée ou un petit bout de pré.

 

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